[2016-10] - Intérêt à agir pour demander l’annulation d’une autorisation d’urbanisme : la suite

par Phillipe BOULISSET
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1.- Dans un précédent article paru dans cette même revue1, au regard des termes de l’article L. 600-1-2 du Code de l’urbanisme, il avait été question de l’intérêt à agir pour solliciter l’annulation d’une autorisation d’urbanisme en fonction d’un arrêt du 10 juin 2015 du Conseil d’Etat qui, pour la première fois, livrait la méthode d’appréciation de cet intérêt2 : il appartient à tout requérant contre une autorisation d’urbanisme de préciser l’atteinte qu’il invoque pour justifier d’un intérêt à agir, en faisant état de tous éléments suffisamment précis et étayés de nature à établir que cette atteinte est susceptible d’affecter directement les conditions d’occupation, d’utilisation ou de jouissance de son bien ; il revient, ensuite, au défendeur d’apporter tous éléments de nature à établir que les atteintes alléguées sont dépourvues de réalité ; il appartient, enfin, au juge de former sa conviction sur la recevabilité de la requête au vu de ces éléments, en écartant les allégations qu’il jugerait insuffisamment étayées, mais sans, pour autant, exiger de l’auteur du recours qu’il apporte la preuve du caractère certain des atteintes qu’il invoque.

2.- Depuis lors, cet intérêt à agir a été précisé par divers arrêts du Conseil d’Etat, dont il convient de prendre la mesure.

3.- Le premier arrêt du Conseil d’Etat du 10 février 20163 retient que le juge, saisi d’un recours tendant à l’annulation d’un permis de construire, de démolir ou d’aménager, peut, lorsque le requérant n’a pas fait apparaître suffisamment clairement en quoi les conditions d’occupation, d’utilisation ou de jouissance de son bien sont susceptibles d’être directement affectées par le projet litigieux, rejeter la requête comme manifestement irrecevable pour défaut d’intérêt à agir, par ordonnance, sans audience publique.

En l’espèce, les époux Peyret et Vivier, ont demandé au tribunal administratif de Marseille d’annuler, pour excès de pouvoir, un arrêté du 21 février 2014, par lequel le maire de Marseille a accordé, à la SAS Sifer promotion, un permis de construire un immeuble collectif de 18 logements sur deux étages, d’une hauteur de 12 m, en mitoyenneté de leur parcelle, qui abrite deux maisons d’habitation, leur recours gracieux ayant été rejeté.

L’une des deux maisons donnait sur le terrain objet du projet.

Se prévalant de cette mitoyenneté, ils produisaient à l’appui de leur démonstration, trois pièces :
- un plan cadastral ;
- un croquis du projet de construction comprenant la mention selon laquelle la façade sud, représentée sur le croquis, est «fortement vitrée» et «créera des vues» ;
- une photographie aérienne des parcelles précisant l’emplacement des habitations existantes et la zone d’implantation du projet.

Il résultait implicitement de ces pièces que les requérants entendaient se prévaloir d’atteintes portées à la vue dont ils bénéficiaient jusqu’alors.

Invités à régulariser leur demande en apportant les précisions permettant d’en apprécier la recevabilité au regard des exigences de l’article L. 600-1-2 du Code de l’urbanisme, les requérants ont alors fourni à nouveau le plan cadastral et leurs actes de propriété.

Ces documents ayant été jugés insuffisants pour justifier leur intérêt à agir, la présidente de la deuxième chambre du tribunal administratif de Marseille a rejeté leur requête pour irrecevabilité manifeste, par ordonnance, sur le fondement de l’article R 222-1 4°) du Code de justice administrative (CJA).

Le rapporteur public estimait «que l’objectif poursuivi par l’article L. 600-1-2, auquel nous souscrivons pleinement, qui est de déminer les intérêts pour agir artificiels, ne doit pas avoir pour corolaire des artifices procéduraux imposés par le juge aux requérants dont l’intérêt à agir va suffisamment de soi à la lecture du dossier pour ne leur être pas dénié sur le terrain de l’irrecevabilité manifeste».

En conséquence, il concluait à l’annulation de l’ordonnance litigieuse et au renvoi, estimant qu’«il nous semble indéniable que la lecture du dossier créé à tout le moins, quant à l’intérêt à agir, un doute favorable aux requérants. Un tel doute excluait toute possibilité de rejet par ordonnance ; il aurait même exclu le rejet pour irrecevabilité après instruction si le défendeur n’était pas parvenu à le dissiper au profit d’une certitude contraire».

Or, le Conseil d’Etat n’a pas été en ce sens, «considérant qu’il ressort des pièces du dossier soumis au juge du fond que, pour justifier de leur intérêt à agir, les requérants se sont bornés à se prévaloir de leur qualité de «propriétaire de bien immobilier voisin direct à la parcelle destinée à recevoir les constructions litigieuses» ; que, par ailleurs, les pièces qu’ils ont fournies à l’appui de leur demande établissent seulement que leurs parcelles sont mitoyennes pour l’une et en co-visibilité pour l’autre du projet litigieux ; que, le plan de situation sommaire des parcelles qu’ils ont produit ne comportait que la mention : «façade sud fortement vitrée qui créera des vues» ; qu’invité par le greffe du tribunal administratif, par une lettre du 28 août 2014, à apporter les précisions nécessaires à l’appréciation de l’atteinte directe portée par le projet litigieux à leurs conditions d’occupation, d’utilisation ou de jouissance de leur bien, ils se sont bornés à produire, le 5 septembre suivant, la copie de leurs attestations de propriété ainsi que le plan de situation cadastrale déjà fourni ; que, dans ces conditions, la présidente de la 2° chambre du tribunal administratif de Marseille a procédé à une exacte qualification juridique des faits en jugeant que les requérants étaient dépourvus d’intérêt à agir contre le permis de construire litigieux …».

Ainsi, les exigences de la juridiction administrative paraissent-elles, à la lumière de cet arrêt, désormais clairement définies.

Il n’y a nulle présomption d’intérêt à agir, même liée à la proximité de la propriété du requérant par rapport au projet de construction, encore faut-il préciser explicitement la réalité du contenu de cet intérêt à agir, le juge administratif ne pouvant se contenter de références induites ou implicites, les atteintes aux conditions d’occupation, d’utilisation ou de jouissance devant être circonstanciées, sans pour autant confiner à la certitude.

En cas d’absence manifeste de justifications suffisamment précises et étayées, le juge administratif est susceptible de rejeter le recours par voie d’ordonnance, au titre de l’article R 222-1 4° du CJA.

4.- Pourtant, par divers arrêts postérieurs récents, le Conseil d’Etat paraît avoir considérablement assoupli ses exigences, notamment au profit du voisin immédiat.

4.1.- Le considérant de principe de l’arrêt du Conseil d’Etat du 13 avril 2016 (n° 389.798) mérite qu’on y prête attention : «Considérant qu’en jugeant que Monsieur C. ne justifiait pas d’un intérêt à agir contre le permis de construire attaqué, alors qu’il invoquait dans sa demande au tribunal être occupant d’un bien immobilier situé à proximité immédiate de la parcelle d’assiette du projet, au n° 6 de la même voie, et faisait valoir qu’il subirait nécessairement les conséquences de ce projet, s’agissant de sa vue et de son cadre de vie, ainsi que les troubles occasionnés par les travaux dans la jouissance paisible de son bien, en ayant d’ailleurs joint à sa requête le recours gracieux adressé au maire de Marseille, lequel mentionnait notamment une hauteur de l’immeuble projeté supérieure à 10 m et la perspective de difficultés de circulation importante, le président de la 2° Chambre du tribunal administratif de Marseille a inexactement qualifié les faits de l’espèce ».

“Il s’agit en quelque sorte d’une présomption d’intérêt à agir qui est mise en exergue au bénéfice du voisin immédiat.

En somme, le voisin immédiat doit exposer les éléments relatifs à la nature du projet, son importance et sa localisation.

En l’espèce, le projet de construction concernait deux logements et une piscine, ainsi que la démolition d’un garage et d’une clôture.

Il était situé au n° 4 de la Traverse de la Roseraie et des recours avaient été diligentés par les requérants résidant au n° 2, n° 3, n° 6 ou n° 12 de la même voie.

Le Conseil d’Etat reconnaît également l’intérêt à agir du requérant situé au n° 3 dans la même rue, qualifié d’occupant d’un bien immobilier situé à proximité immédiate de la parcelle d’assiette du projet4 , ainsi que celui situé au n° 2 de la même rue5, et au n° 126 .

L’intérêt à agir du requérant situé au n° 3 est, notamment, reconnu au motif qu’«il subirait nécessairement les conséquences de ce projet, s’agissant de sa vue et de son cadre de vie, ainsi que les troubles occasionnés par les travaux dans la jouissance paisible de son bien, en ayant d’ailleurs joint à sa requête un recours gracieux adressé au maire de Marseille, lequel mentionnait que le projet ne respectait pas les distances légales et le priverait de lumière».

La preuve est évidemment plus complexe à apporter pour le voisin plus éloigné.

Ces quatre décisions traduisent-elles un tâtonnement de la juridiction administrative par rapport aux décisions précédentes, des 10 juin 2015 et 10 février 2016, ou une précision supplémentaire quant à la définition de l’intérêt à agir du voisin immédiat ?

4.2.- La réponse est sans doute dans l’arrêt du Conseil d’Etat du 20 juin 2016 (n° 386932) qui considère «qu’ il ressort des pièces du dossier soumis au juge du fond que, pour justifier de son intérêt à demander l’annulation du permis d’aménager litigieux, Madame D. s’est bornée à joindre à sa demande copie de la demande de permis, du permis délivré ainsi que d’un plan indiquant l’implantation des constructions envisagées ; que le greffe du tribunal administratif de Marseille a invité la requérante, par un courrier du 3 juin 2014, à régulariser sa demande en apportant les précisions permettant d’en apprécier la recevabilité au regard des exigences de l’article L. 600-1-2 du Code de l’urbanisme ; que l’intéressée a fourni un acte de notoriété et une facture d’électricité établissant sa qualité de propriétaire voisin ainsi qu’un extrait de plan cadastral faisant apparaitre la localisation du terrain d’assiette du projet par rapport à sa parcelle ainsi que la proximité de sa maison d’habitation avec ce lotissement et la voie d’accès à ce dernier ; que l’ordonnance attaquée rejette toutefois sa demande pour irrecevabilité manifeste, faute que Madame D. justifie d’un intérêt pour agir suffisant, en relevant que l’intéressée aurait dû expliquer en quoi l’aménagement autorisé était de nature à affecter directement les conditions d’occupation, d’utilisation ou de jouissance de son bien ; qu’en se prononçant ainsi alors que la requérante avait apporté la preuve de sa qualité de voisin du projet litigieux et fourni des documents cartographiques permettant d’apprécier la nature, l’importance et la localisation du projet contesté, le président de la 2° chambre du tribunal administratif de Marseille a méconnu, au prix d’une erreur de droit, les règles d’application de l’article L. 600-1-2 du code de l’urbanisme … ».

Il s’agit là, indiscutablement, d’une confirmation du privilège institué au profit du voisin immédiat, l’appréciation de son intérêt à agir confinant, semble-t-il, à une grande souplesse.

La décision recèle deux exigences quant aux pièces à produire pour le voisin immédiat :
- justification d’un titre (acte de propriété, bail d’habitation) ;
- production de pièces (documents cartographiques, plan de situation du projet par rapport à son bien immobilier …) justifiant de la nature, l’importance et la location du projet contesté, le projet critiqué consistant, en l’espèce, en l’aménagement d’un lotissement de 7 lots.

L’arrêt tranche avec l’arrêt du Conseil d’Etat du 10 février 2016, le Conseil d’Etat ayant alors relevé que les requérants ne pouvaient se contenter de produire «la copie de leur attestation de propriété ainsi que le plan de situation cadastrale» en se prévalant de leur qualité de propriétaire de bien immobilier voisin direct, en établissant la mitoyenneté et la covisibilité de leur parcelle, déniant dès lors tout intérêt à agir aux requérants.

Le juge examine, en définitive, si le requérant justifie d’une situation particulière au regard de la proximité immédiate du projet, celui-ci se devant alors de produire les éléments relatifs à la nature, à l’importance ou à la localisation du projet de construction, au regard de ses dimensions, de sa hauteur, du nombre de constructions créées, des difficultés de circulation générées.

Dans ce cadre, l’évidence des nuisances justifie l’intérêt à agir, faute de quoi celui-ci devra être davantage étayé.

1- Ann. loyers, janvier-février 2016, p. 128.
2- C.E, 10 juin 2015, Brodelle et Gino, n° 386121.
3- C.E., 10 février 2016, époux Peyret et Vivier,
4- C.E., 13 avril 2016, n° 390109.
5- C.E., 13 avril 2016, n° 389799 et n° 389801.
6- C.E., 13 avril 2016, n° 389802.