Bail consenti par une personne publique : Quel est le juge compétent ?

par Bastien BRIGNON, Maître de conférences à l'Université d'Aix-Marseille - Avocat
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L'essentiel

Article paru dans les Annales des Loyers N° 06 de juin 2024

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Si la juridiction judiciaire est compétente pour connaître d’une action en indemnisation formée par le preneur d’un local donné à bail commercial par une personne publique, la juridiction administrative est seule compétente pour connaître de l’action en indemnisation de dommages de travaux publics, alors même qu’il existe un bail commercial entre la personne publique pour le compte de laquelle sont effectués les travaux et la victime de ces dommages. En conséquence, il appartient au juge judiciaire saisi d’une exception d’incompétence de déterminer, indépendamment du fondement juridique invoqué, si les demandes ne tendent pas à la réparation de dommages causés par des travaux publics.

Cass. 3e civ, 14 mars 2024, n° 22-24.222, FS-B, publié au bulletin

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Le commentaire

La ville de Paris, propriétaire d’un ensemble immobilier abritant un théâtre (celui du Châtelet), a donné à bail à la société Zimmer Châtelet des locaux à activité de brasserie-bar, situés au sein de ce même ensemble immobilier situé place du Châtelet. Le théâtre ayant fait l’objet de gros travaux de rénovation, la locataire a assigné la bailleresse en remboursement de loyers et de droits de voirie ainsi qu’en indemnisation de préjudices en résultant. Cette demande a été formulée devant le tribunal judiciaire de Paris, sur le fondement de l’article R. 145-23 du Code de commerce.

La bailleresse a soulevé une exception d’incompétence au profit de la juridiction administrative au motif qu’il s’agissait d’une action en indemnisation de dommages de travaux publics et que la juridiction administrative était dès lors seule compétente. Toutefois, la cour d’appel a rejeté cette exception d’incompétence alors pourtant qu’elle avait relevé que «les travaux incriminés (devaient) recevoir la qualification de travaux publics». La ville de Paris a donc formé un pourvoi en cassation.

Aux visas de l’article 79 du Code de procédure civile, de la loi des 16-24 août 1790, du décret du 16 fructidor an III et de l’article 1719 du Code civil, la Cour de cassation censure l’arrêt d’appel. La Cour de cassation commence par rappeler la teneur des textes :

- selon l’article 79 du Code de procédure civile, lorsqu’il ne se prononce pas sur le fond du litige mais que la détermination de la compétence dépend d’une question de fond, le juge doit, dans le dispositif du jugement, statuer sur cette question de fond et sur la compétence par des dispositions distinctes ;

- aux termes de la loi des 16-24 août 1790 et du décret du 16 fructidor an III, la juridiction administrative est seule compétente pour connaître de l’action en réparation des dommages survenus à l’occasion de la réalisation de travaux publics ;

- selon l’article 1719 du Code civil, le bailleur est obligé, par la nature du contrat, et sans qu’il soit besoin d’aucune stipulation particulière, de délivrer au preneur la chose louée et de l’en laisser jouir paisiblement pendant la durée du bail.

On peut encore ajouter que l’article 13 de la loi des 16 et 24 août 1790 dispose : «Les fonctions judiciaires sont distinctes et demeureront toujours séparées des fonctions administratives. Les juges ne pourront, à peine de forfaiture, troubler, de quelque manière que ce soit, les opérations des corps administratifs, ni citer devant eux les administrateurs pour raison de leurs fonctions». Et que le décret du 16 fructidor an III, toujours en vigueur, dispose : «Défenses itératives sont faites aux tribunaux de connaître des actes d’administration, de quelque espèce qu’ils soient, aux peines de droit».

Pour la Cour de cassation, il se déduit de la combinaison de ces textes que si la juridiction judiciaire est compétente pour connaître d’une action en indemnisation formée par le preneur d’un local donné à bail commercial par une personne publique, la juridiction administrative est seule compétente pour connaître de l’action en indemnisation de dommages de travaux publics, alors même qu’il existe un bail commercial entre la personne publique pour le compte de laquelle sont effectués les travaux et la victime de ces dommages.

En conséquence, il appartient au juge judiciaire saisi d’une exception d’incompétence de déterminer, indépendamment du fondement juridique invoqué, si les demandes indemnitaires qui lui sont soumises tendent à la réparation de dommages causés par des travaux publics ou se rattachent à un fait générateur distinct de ces travaux publics.

Pour écarter l’exception d’incompétence, la cour d’appel avait retenu que la ville bailleresse ayant deux qualités, les préjudices invoqués, fussent-ils établis et imputables aux travaux incriminés, ne donneront lieu à réparation par le juge judiciaire qu’à la condition que soit établie une faute du bailleur, sans que puisse être invoquée la responsabilité sans faute du maître d’ouvrage public en cas de dommage anormal. Pour la Cour de cassation, «en statuant ainsi, sans trancher la question de fond dont dépendait la compétence, la cour d’appel a violé les textes précités».

De cette affaire, on retiendra que lorsque le bail commercial est consenti par une personne publique (non pas sur le domaine public mais sur le domaine privé de la personne publique) et que celle-ci entreprend des travaux de rénovation dans l’immeuble concerné, ceux-ci sont par nature des travaux publics dont la réalisation peut conduire à un conflit de compétence juridictionnelle quand ils occasionnent un trouble de jouissance au locataire. Deux hypothèses peuvent alors se présenter : soit l’imputabilité du dommage résulte des travaux publics incriminés et, dans ce cas, c’est la juridiction administrative qui est seule compétente pour connaître de l’action en réparation des dommages survenus à l’occasion de la réalisation des travaux. Soit, le trouble de jouissance résulte de la faute du bailleur et dans ce cas c’est la juridiction judiciaire qui est compétente pour statuer sur le préjudice du locataire.

L’on se trouvait en l’occurrence dans la première hypothèse, de telle sorte que ce sont les juridictions administratives qui étaient seules compétentes pour statuer sur les dommages de travaux publics. Il en va ainsi même si les parties sont liées par un bail commercial. Cette solution de la compétence exclusive des juridictions administratives concernant les dommages liés à l’exécution de travaux publics ressort d’une jurisprudence constante :

«Relèvent de la compétence de la juridiction administrative les dommages nés de l’exécution de travaux publics».

On pouvait s’interroger également sur la notion de «travaux publics». La définition des travaux publics ressort également d’une jurisprudence constante : «Sont des travaux publics ceux qui répondent à une fin d’intérêt général et qui comportent l’intervention d’une personne publique, soit en tant que collectivité réalisant les travaux, soit comme bénéficiaire de ces derniers». Deux conditions doivent être remplies pour que les travaux reçoivent la qualification de travaux publics. D’une part, les travaux doivent répondre à une fin d’intérêt général. D’autre part, ils doivent impliquer l’intervention d’une personne publique. Cette qualification doit être retenue même si les travaux sont menés par une association syndicale ayant le caractère d’établissement public et même s’ils ont lieu dans une église.

La cour d’appel avait constaté que la ville de Paris avait la double qualité de bailleur et de maître d’ouvrage public. Plus exactement, elle avait retenu que le théâtre du Châtelet remplissait une mission de service public en assurant des représentations artistiques de qualité, et que la maîtrise d’ouvrage revenait à la Direction des affaires culturelles de la Ville de Paris. Elle relevait également que, quand bien même les préjudices invoqués seraient établis et imputables aux travaux publics incriminés, ils ne pourraient donner lieu à réparation par le juge judiciaire «qu’à la condition que soit établie une faute du bailleur, sans que puisse être invoquée la responsabilité sans faute du maître d’ouvrage public en cas de dommage anormal».

Ce raisonnement ne tenait pas. D’où le pourvoi de la ville de Paris reprochant à la cour d’appel de ne pas avoir déterminé si les demandes indemnitaires qui lui étaient soumises tendaient à la réparation de dommages causés par les travaux publics, ou bien se rattachaient à un fait générateur distinct de ceux-ci. Il est vrai que le locataire avait saisi le tribunal judiciaire pour obtenir la réparation de son préjudice en invoquant les dispositions de l’article 1719 du Code civil, aux termes duquel le bailleur à une obligation de délivrance du bien loué dont il ne peut s’affranchir, et qui l’oblige à délivrer des lieux exploitables conformément à leur destination contractuelle pendant toute la durée du bail.

Cela étant, la Cour de cassation casse l’arrêt de la cour d’appel de Paris en toutes ses dispositions considérant qu’en statuant comme elle l’a fait, ladite cour n’a pas tranché la question de fond dont dépendait sa compétence.

Pour le dire autrement, les juges parisiens s’étaient écartés de la problématique. Ils s’étaient focalisés sur la faute du bailleur, sa responsabilité, délaissant la notion de travaux publics. Cet écart vaut à sa décision d’être censurée par la Haute juridiction.